Dans mon dernier article de blog, j’ai parlé des éléments qu’une historienne ou un historien peut mettre en évidence dans un film des années 1950, puis j’ai évoqué les archives de la radio et de la télévision, ce qu’elles révèlent – et ce qu’elles ne révèlent pas.
Nous allons à présent découvrir dans cet article quelques-unes des plus grandes collections audiovisuelles du monde et, en nous appuyant sur les « booms de la mémoire », nous verrons que ces corpus ne naissent pas du jour au lendemain.
Il s’agit d’un constat important pour la critique des sources. Si l’on prend l’exemple des révoltes de la jeunesse, nous trouvons dans le portail Memobase un fantastique choix de témoins audiovisuels du passé.
Mieux classer les sources audiovisuelles grâce aux booms de la mémoire
De la fin des années 1970 jusqu’au passage au XXIe siècle, un véritable boom de la mémoire s’est développé dans une grande partie du monde. Il s’agissait du deuxième après celui du nationalisme vers 1910, le troisième ayant dû commencer avec l’interconnexion numérique dans les années 2010.
Ce développement marqué de la mémoire a été encouragé par les mouvements nationaux et les États, mais aussi par une partie de l’opinion publique et une frange de la population, ce qui s’est entre autres reflété dans la popularité de la généalogie.
Après la radicalité des années 1960, les limites économiques et écologiques de la croissance, la peur d’une guerre nucléaire et le changement de frontières de certains pays, beaucoup ont utilisé la mémoire commune pour trouver une identité et croire à un avenir commun. Les historiennes et les historiens, en revanche, ont plaidé pour une réflexion critique et basée sur des archives de ces offres d’identité et ont repris la discussion théorique sur la mémoire commune, qui trouve ses fondements dans les écrits de Maurice Halbwachs publiés dans les années 1920 ou 1930.
Archiviste activiste : les sources ne sont pas rassemblées sans intention
J’ai réalisé que décider de rassembler des informations, de les organiser et de les préserver pour les diffuser était un acte politique.
Dans le sillage de ce boom de la mémoire, certains archivistes se voient désormais aussi comme des « archivistes activistes », inspirés par les intérêts et les méthodes de l’historiographie progressiste, « l’histoire d’en bas », qui porte sur de nouvelles perspectives et pratiques culturelles, en particulier au niveau de groupes discriminés.
Pour ce faire, de nouvelles sources ont été utilisées ; elles ont cependant tout d’abord dû être collectées ou même produites, en recourant souvent à des méthodes d’histoire orale.
La collecte de telles sources a été interprétée comme un acte politique ou du moins critique à l’égard de la société, également étayé dans la théorie par le « virage culturel », qui exige de se pencher sérieusement sur les pratiques culturelles du quotidien.
Les certitudes et les identités traditionnelles ont été pointées du doigt comme unilatérales et incomplètes, et de nouvelles identités et de nouvelles communautés les ont en quelque sorte supplantées. Cela a notamment été le cas dans des institutions d’archives traditionnelles, où de nouveaux dossiers et services ont été créés.
Dans le même temps, de nombreux centres d’archives et de documentation ont vu le jour. Ceux-ci sont à la fois des lieux d’échange culturel d’une communauté et des lieux d’affirmation d’identités alternatives.
Ces centres sont liés par exemple à l’histoire des travailleurs et des syndicats, des communautés d’immigrés, des communautés rurales, des mouvements féministes et relatifs à la conception du genre, de la communauté LGTB, mais aussi à des formes d’expression culturelle autour de la musique populaire, du jazz, de la vidéo et du sport.
Ce genre d’archives communautaires doit souvent composer avec un financement inexistant ou irrégulier et repose donc généralement sur le bénévolat.
Des historiennes et historiens sont souvent à l’origine de ces initiatives. Mais comme ils se consacrent ensuite à d’autres thèmes, la pérennité de ces archives peut parfois être fragile.
En Suisse, plusieurs archives privées de ce type ont rejoint les Archives d’histoire contemporaine, les Archives sociales suisses, les Archives fédérales ou des archives cantonales et communales. Un gage de continuité.
Les archives d’architecture des Universités de Zurich, de Lausanne et de Mendrisio quant à elles sont déjà plus proches des catégories de collections et des concepts culturels traditionnels.
Les Archives littéraires suisses ont été créées en 1991 pour sauvegarder et mettre en valeur l’héritage des écrivains.
Où consulter des exemples internationaux intéressants de collections audiovisuelles ?
Sans surprise, les premières archives photographiques, sonores et cinématographiques ont vu le jour presque au même moment que les nouveaux médias à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les initiatives les plus récentes ont pu s’appuyer sur ces corpus.
La sensibilisation au son, un patrimoine culturel éphémère, a trouvé son fondement scientifique dans le World Soundscape Project, lancé au Canada dans les années 1960.
En 1980, l’UNESCO a adopté des recommandations pour préserver les images animées, suivies en 1998 par un texte remarqué de Ray Edmondson sur la philosophie de l’archivistique audiovisuel.
Le programme Mémoire du Monde, lancé par l’UNESCO en 1992, incluait expressément le patrimoine culturel audiovisuel.
Comme c’est souvent le cas, les courants culturels ont été indissociables des évolutions techniques.
Au plus tard dans les années 1980, il est devenu évident que toujours plus de patrimoine culturel était enregistré sur des bandes magnétiques et que contrairement aux films et aux vinyles, ces supports ne pouvaient pas garantir une longue durée de vie des contenus vidéo et sonores.
De même, il est rapidement apparu que la numérisation pouvait offrir des possibilités de conservation à long terme et, surtout, d’utilisation sans craindre d’endommager les originaux.
Des documents audiovisuels permettant par ailleurs de documenter la période coloniale et les processus d’accession à l’indépendance à un niveau quotidien, des États asiatiques et africains se sont également engagés à préserver ce patrimoine culturel.
De plus, l’importance des témoignages audiovisuels de la Shoah a été reconnue, dans une optique de culture de la mémoire digne et de lutte contre les négationnistes.
Finalement, à l’initiative de la Fédération Internationale des Archives de Télévision (FIAT/IFTA), la Journée mondiale du patrimoine audiovisuel de l’UNESCO a été proclamée en 2006. Elle a lieu le 27 octobre de chaque année.
L’exemple de l’Institut national de l'audiovisuel français
L’Institut national de l’audiovisuel (INA) français a été à l’avant-garde de la création d’archives audiovisuelles nationales.
En 1974, la division du paysage audiovisuel français en six nouveaux organismes indépendants a entraîné la fondation de l’INA. Il s’agissait ce faisant de promouvoir l’innovation, la formation et l’archivage de contenus audiovisuels au niveau national.
En 1995, le dépôt légal (jusqu’alors réservé aux supports imprimés) ayant été étendu en France aux publications audiovisuelles, l’INA a été chargé de collecter, de conserver et de diffuser les productions radiophoniques.
La remarquable collection audiovisuelle de l’INA (peut-être la plus importante au monde), ses compétences audiovisuelles et l’attention que l’institut porte depuis toujours à la recherche et à la formation ont contribué à ce qu’il joue un rôle de premier plan au niveau international dans la révolution numérique amorcée au début du XXIe siècle dans le domaine des archives audiovisuelles.
Parmi les autres institutions de premier plan mandatées et financées par l’État pour s’occuper du patrimoine audiovisuel, citons la BEELD EN GELUID aux Pays-Bas et le département correspondant de la Library of Congress aux États-Unis.
Des sources audiovisuelles pour ton travail semestriel ou de bachelor sur l’histoire suisse
Forte de sa tradition fédéraliste, la Suisse a renoncé à créer un institut national destiné à sauvegarder son patrimoine audiovisuel, préférant s’appuyer sur les institutions et initiatives existantes.
Cela permet également de garantir que la politique ne s’immisce pas dans la pratique d’archivage.
En 1987 (autrement dit avec un retard tout helvétique par rapport au boom de la mémoire), la Confédération s’est attelée à la création de l’actuelle Phonothèque nationale suisse à Lugano.
À son tour, celle-ci a fondé, de concert avec les Archives fédérales, la Bibliothèque nationale, la Cinémathèque Suisse, l’Institut suisse pour la conservation de la photographie, l’Office fédéral de la communication et la SSR, l’association Memoriav afin de coordonner et de promouvoir la conservation et l’accessibilité du patrimoine audiovisuel en Suisse.
Le concept de « dépôt légal » n’a pas cours en Suisse, même si le dépôt systématique de matériel imprimé à la Bibliothèque nationale est généralement garanti.
Depuis 2016, la loi sur la radio et la télévision oblige la SSR à archiver systématiquement les émissions et à les rendre accessibles au public, à l’éducation et à la recherche dans le cadre des possibilités légales.
Cette loi a également permis à la Confédération d’apporter son soutien aux médias privés dans l’archivage de leurs émissions.
Memobase, un outil formidable et un must pour les historiennes et les historiens modernes
Sur mandat de la Confédération, Memoriav a encouragé depuis les années 1990 la numérisation du patrimoine audiovisuel.
Cela étant, l’aspect de l’accessibilité à ce patrimoine gagne de plus en plus en importance.
À l’origine en effet, la base de données de Memoriav servait plutôt à répertorier les contenus numérisés avec cet outil. Or, il apparaît aujourd’hui que les utilisatrices et utilisateurs ne veulent pas nécessairement savoir qui a numérisé les corpus et où ils sont conservés.
Ce qui les intéresse, c’est de trouver tous les documents pertinents à leurs yeux par le biais d’une requête et, éventuellement, de pouvoir les consulter ou les écouter en ligne.
La nouvelle base de données Memobase a justement fait un grand pas dans cette direction.
Une fenêtre de recherche permet ainsi de trouver simultanément des documents audiovisuels issus d’une centaine d’institutions suisses.
Les mouvements de jeunesse, un exemple que nous aborderons le semestre prochain dans le cours Histoire des médias
Fraîchement débarqué de ma campagne et arrivé à l’Université de Zurich, j’éprouvais une certaine sympathie pour le mouvement de jeunesse du début des années 1980, tout en gardant mes distances.
En effet, j’associais trop le Centre autonome de jeunesse AJZ à la scène de la drogue du Platzspitz et au souvenir des factions terroristes bornées des années précédentes, qui faisaient régner la violence et la haine.
Difficile, en étudiant les sources de documents écrits, de me défaire de cette impression.
En revanche, dans Memobase, les mots-clés «mouvements de jeunesse permettent de trouver 119 documents audio ou vidéo à écouter ou regarder en ligne.
De plus, 796 autres documents qui requièrent d’accéder à d’autres bases de données protégées ou même d’aller dans une institution sont également mentionnés.
Le résultat de la recherche se compose d’un large éventail de documents provenant des Archives fédérales et de la Cinémathèque (dans le cas présent, il s’agit de documents identiques tirés du Ciné-Journal suisse), des archives de la SSR, de la radio Stadtfilter de Winterthour et des Archives sociales, qui proposent à leur tour une collection de différents corpus, des radios pirates aux enregistrements des assemblées plénières du mouvement de jeunesse zurichois.
Visionner et écouter ces documents est souvent à la fois intéressant et amusant. Les journalistes de la télévision suisse ont en effet souvent bien du mal à cacher leur affinité amicale avec les jeunes rebelles ; cela avait bien sûr fait polémique à l’époque.
Historien des médias, j’observe la forte – et créative – dimension médiatique du mouvement de la jeunesse, entre productions vidéo impertinentes et innovantes, radios pirates, journaux, flyers, messages réalisés à la bombe et manifestations.
Le mouvement de la jeunesse sera l’un des thèmes de notre séminaire d’histoire des médias au semestre d’automne prochain.
Il nous faudra être conscients que si les sources audiovisuelles apportent de nouveaux éclairages, il ne faut jamais oublier en les interprétant qu’elles étaient elles-mêmes un instrument et un moyen d’expression des acteurs et qu’elles ne font pas que refléter une autre vérité que les sources traditionnelles (lesquelles incluent toutes sortes de documents officiels, mais aussi les articles de presse).
Conclusion
Nous serons donc impatients de découvrir vos travaux. Grâce à des sources audiovisuelles et à une solide conscience critique des sources, ils mettront en effet en lumière de nouvelles facettes et de nouveaux thèmes, narrés qui plus est sous un nouvel angle.