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Des signaux de fumée du « pays du cigare »

Jürg Flückiger
Ecrit par Jürg Flückiger

Savais-tu que le Wynental et son voisin le Seetal comptaient autrefois tellement de fabriques de cigares que la région était surnommée le « pays du cigare » ? Si tu l’ignorais, ne t’inquiète pas : tu n’es pas le ou la seul-e. En effet, ce chapitre de l’histoire économique de la Suisse est tombé dans l’oubli. J’ai malgré tout essayé de reconstituer le puzzle, en déjouant l’obstacle que constituait la pandémie.

 

Le tabac transforme les pensées en rêves 

 

aurait dit Victor Hugo.


Friedrich Dürrenmatt a déclaré n’avoir parlé « de rien d’autre que de cigares » pendant son souper avec Ber-told Brecht, venu voir sa pièce Romulus le Grand à Bâle en 1949.

L’écrivain argovien Hermann Burger a déclaré pour sa part : 

 

Le choix des variétés de tabac, le fin équilibre de leur mélange et l’assemblage des feuilles en rouleaux parfumés sont un art qui rivalise avec celui de la fiction

 

Etant moi-même un fumeur invétéré, je ne peux que souscrire à ces déclarations concernant les cigares. Ils sont aussi une passion à laquelle je m’adonne, à mes heures perdues.

Lorsque nous avons lu l’excellent ouvrage de Lea Haller dans le cadre du module d’histoire économique donné par UniDistance Suisse, nous avons appris comment notre si petite Suisse était devenue une puissance mondiale dans le négoce de matières premières.

Je me suis alors rappelé que la campagne argovienne était surnommée « le pays du cigare » en raison de son industrie du tabac autrefois florissante.

 

Un chapitre de l’histoire tombé dans l’oubli

Comment expliquer qu’un air de La Havane ait jadis soufflé sur l’Argovie, et pas ailleurs ? Y avait-il un lien avec la mondialisation et le négoce international de matières premières ? 

Mon sujet de travail de mémoire était tout trouvé ! 

Retour en 2020. À cause de la pandémie, tous nos cours sont donnés sur Zoom et la plupart des archives sont fermées. Ce qui ressemble à un obstacle de prime abord s’avère ne pas être si important au final. 

En effet, je découvre par une rapide recherche qu’il ne reste presque aucune trace de l’industrie du cigare en Suisse dans les archives publiques.

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Ce chapitre de l’histoire semble avoir sombré dans l’oubli. 

 

Alors que le cigare était un élément constitutif de l’identité de plusieurs générations de Suisses (les Suissesses étaient plutôt minoritaires en l’occurrence), cette industrie implantée dans le « pays du cigare » a disparu sans un bruit. Les archives internes ayant bien souvent été détruites à la dissolution des entreprises, il ne reste pratiquement plus aucune source sur les activités des fabricants de cigares.

L’Argovie ne compte plus que quatre producteurs de cigares, tous très serviables et disposés à m’ouvrir les portes de leurs archives internes. Or celles-ci contiennent quasi exclusivement du matériel publicitaire. À Menziken, on trouve un musée du tabac et du cigare qui conserve les vestiges de plusieurs fabricants. Mais il ne possède pas sa propre archive, seulement un grenier où sont stockés des cartons remplis de documents et inaccessibles jusqu’à présent.

L’exposition abrite toutefois la plus grosse collection de matériel publicitaire et d’emballage de cigares helvé-tiques.

 

Détricoter l’histoire à partir d’un emballage 

On entend parfois qu’une image vaut mille mots, et cela s’applique aussi au domaine de la recherche. C’est ce que m’a rappelé notre super équipe enseignante alors que j’étais sur le point d’abandonner ce sujet, faute de sources – elle s’était entretemps prise de passion pour cette histoire.

Ses membres m’ont conseillé de regarder un documentaire récemment diffusé sur Arte, lequel racontait toute l’histoire de la mondialisation à partir d’un tableau peint en 1657 par l’un des maîtres hollandais, Johannes Vermeer.

Existe-t-il une image qui pourrait jouer le même rôle pour l’industrie du cigare argovienne ? Le regard affuté par le documentaire Arte, j’ai rapidement trouvé ce que je cherchais.

Parce qu’il n’a pratiquement pas changé depuis 1874, l’emballage de la marque « Rio Grande » est comme une archive en soi. Il y est écrit « Cigares Weber », « Rio Grande » et « Fabriqués de Tabacs Supérieurs du Brésil » en lettrage rouge sur fond blanc ; en dessous, fioritures et médailles dorées estampillées complètent le tout.

Des signaux de fumée au pays du cigare 1


Du métier à tisser à la table à langer

La première fabrique de cigares d’Argovie a été fondée à Menziken en 1838, par l’éditeur de textile Samuel Weber. Sa transition du textile au tabac a marqué toute la région de la Basse-Argovie, menacée par l’avènement de la mécanisation du tissage.

Petit cours d’eau, la Wyna n’était pas assez puissante pour alimenter les usines de textile, contraintes alors de se relocaliser sur des rivières plus grosses telles que la Limmat, la Reuss et l’Aare.

Quiconque ne suivait pas cette migration risquait de sombrer dans la pauvreté. Les problèmes structurels ont été aggravés par la crise économique qui toucha l’Europe entre 1845 et 1849, dernière en date à avoir réduit de larges pans de la population suisse à la famine.

Les personnes pauvres qui en avaient la chance émigraient, par exemple aux Etats-Unis, à l’image du deu-xième fils de Samuel Weber. Neuf ans plus tôt, ce fils visiblement doué en affaires avait proposé à son père de se lancer dans la production de tabac, après un séjour dans la région de Berne.

Il s’était laissé convaincre et avait fondé la "Band- und Tabakfabrik S. Weber" en 1838.

Fils d’un autre éditeur de textile, Johann Jakob Eichenberger, originaire de Beinwil am See, a lui aussi décidé de se tourner vers le tabac ; les fils de Heinrich Hediger lui emboîtèrent le pas en 1850, suivis de près par Gautschi & Hauri en 1853.

Le capital de départ de ces deux entreprises fondées à Reinach provenait également de l’industrie textile sur le déclin. De nombreux bâtiments avaient par ailleurs été vidés, faisant place nette aux chaînes de production. Le fait de pouvoir utiliser le capital et les locaux auparavant alloués à l’industrie du textile et de pouvoir em-ployer des personnes formées à des métiers relativement similaires a non seulement facilité la mise en place de ce nouveau secteur, mais a aussi permis aux fabricants de tabac de se concentrer dès le début sur la pro-duction en usine plutôt qu’à domicile.

L’arrivée du cigare en Suisse remonte au début du XIXe siècle, tout d’abord avec les cigares à « bouts cou-pés », dont la tête, recouverte d’une petite pièce de cape, devait être coupée avant d’allumer le pied. 

Les premiers cigares de ce genre furent importés d’Allemagne et de Hollande, raison pour laquelle on disait qu’ils étaient faits « à l’allemande ». On raconte que les premiers à les fabriquer à la française en Suisse sont les Romands, vers 1850. 

Puisqu’ils roulaient des cigares de double longueur et les coupaient en deux « bouts » d’environ dix centi-mètres chacun, ils s’évitaient l’opération minutieuse de devoir fermer la tête et pouvaient ainsi vendre les ci-gares bien moins chers.

Vers 1870, les fabricants alémaniques se mirent eux aussi à produire ces cigares, vendus comme ceux « des petites gens », qui rencontrèrent un vif succès.

Des évènements dans de lointaines contrées 

Le Wynental et le Seetal devinrent soudainement le « pays du cigare », lorsqu’une grosse commande propulsa cette jeune industrie dans de nouvelles sphères. Nous sommes alors en 1862.

Voici ce qu’en dit le pasteur de Rupperswil Johann Rudolph Müller en 1870 : 

« C’est en 1862 et 1863 que l’industrie du tabac de la région a été la plus dynamique – pour ne pas dire fabuleuse ; un épisode qui témoigne aussi des remous que peuvent générer certains évènements se produisant dans de lointaines contrées. Des fournisseurs de l’armée nord-américaine ont conclu des contrats avec des fabricants de tabac, prévoyant la livraison mensuelle de quatre puis de dix millions de cigares. » 

Il n’indique toutefois pas le nom du chanceux qui a conclu un tel marché dans le contexte de la guerre de Sé-cession aux Etats-Unis. L’historien argovien Andreas Steigmeier présume qu’il s’agit des fils Weber. En effet, ils ont multiplié par quatre le capital propre de l’entreprise entre 1858 et 1866, passant de 60’000 à  260’000 francs ; et en 1865, Gottlieb Weber, devenu associé en 1861 à la mort de son père, s’est fait construire juste en face des usines une villa de style classique appelée « Concordia », laquelle comptait douze chambres et était l’une des plus luxueuses du Wynental.

En outre, il était en contact avec son frère Johannes émigré aux Etats-Unis depuis 1847, lequel aurait pu dé-crocher le contrat avec les acheteurs de l’armée américaine – même s’il ne s’agit là que de pure spéculation.

Sauf qu’aucun des fabricants n’était en mesure d’honorer seul une commande de cette envergure, grâce à laquelle, d’après le pasteur Müller, « les véhicules de livraisons de tabac […] étaient presque aussi nombreux sur les routes que les tracteurs remplis de foin à l’époque de la fenaison ». Même les sous-traitants alors en-gagés n’auraient pu produire autant de cigares en un laps de temps aussi court. Des travailleuses et travail-leurs à domicile ont dont été en embauchés à tour de bras.

Le feu de paille allumé par cette commande américaine s’est éteint au plus tard à la fin de la guerre de Séces-sion, soit en avril 1865. De larges pans de la population du Wynental et du Seetal avaient appris à transformer le tabac à domicile ; bon nombre d’entre eux se sont alors installés à leur compte afin de répondre à la de-mande croissante des consommateurs suisses.

Dans les années 1860, d’autres entreprises « familiales » de production de cigares ont ainsi vu le jour dans la région. Parmi les villages typiques figurent notamment Beinwil am See, qui comptait 16 fabriques en 1914, et Burg, où Rudolf Burger et Rudolf Eichenberger ont fondé en 1864 une petite entreprise qui a perduré jusqu’au XXIe siècle et fait partie des trois plus grands fabricants de cigares au monde depuis le rachat de Dannemann en 1988.

Des signaux de fumée au pays du tabac 2
Avec près de 2000 ouvriers, l’industrie du tabac dans la région occupait au milieu des années 1880 une place prépondérante dans l’économie et employait près de 4/5e de la main-d’œuvre concernée par la loi sur les fa-briques dans district de Kulm.

Et son expansion ne semblait pas vouloir s’arrêter. 

Pendant les trente ans qui ont suivi le recensement des entreprises de 1882, leur nombre a été multiplié par un et demi, pour atteindre son apogée en 1911, avec 68 entreprises employant quelque 3204 ouvriers.

À cela s’ajoutaient 370 travailleuses et travailleurs à domicile, et un nombre inconnu d’entreprises familiales œuvrant à leur propre compte (et qui n’étaient donc pas comptabilisées comme ouvriers d’usine ou travailleurs à domicile).

C’est pendant cette période de croissance que la marque suisse la plus connue a vu le jour, en 1888 à Pfeffi-kon (Lucerne), juste à côté de Menziken et de Reinach : Villiger Söhne. 

Des signaux de fumée au pays du tabac 3

Un directeur inquiet 

En 1952, le directeur de la banque de Menziken Karl Obrist a rédigé un mémorandum de 140 pages à l’occasion du centenaire de sa banque. En plus de relater l’histoire de son établissement, il revient sur l’évolution politique qu’a connue l’Argovie, sur son agriculture et sur son artisanat et son commerce.
Il constate aussi avec inquiétude que la Première Guerre mondiale « a trop accéléré la consommation de cigarettes fabriquées mécaniquement pour que les conséquences à long terme ne se fas-sent pas sentir sur l’industrie du cigare ».

Effectivement, le recul des ventes enregistré dès 1920 n’était pas qu’un petit passage à vide dans l’évolution conjoncturelle, mais bel et bien le début d’un changement des goûts et habitudes des consommateurs, qui se révéla très douloureux pour l’industrie du cigare.

La cigarette correspondait mieux à l’accélération de la vie moderne induite par la mécanisation et la motorisation que le cigare, lequel se fume plus lentement.

Même si le nombre de fabriques entre 1929 et 1939 passa de 44 à 61 et que certaines marques survécurent bien au-delà du milieu du XXe siècle, le lent déclin de l’industrie du cigare en Argovie ne put être enrayé.

 

Où vont les flux monétaires et de marchandises mondiaux ?

 

Telle est l’histoire du « pays du cigare », à laquelle l’historien argovien Andreas Steigmeier a consacré un livre richement illustré il y a 20 ans. 

Pourtant, je suis convaincu qu’il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg.

Où vont les flux monétaires et de marchandises mondiaux ?

Et pourquoi est-il écrit « Fabriqués de Tabacs Supérieurs du Brésil » sur l’emballage des Rio Grande ?

Karl Obrist – encore lui – nous donne un premier indice. Dans son mémorandum de 1952, il déclare que l’achat des tabacs bruts, en particulier « les variétés les plus chères, en provenance de Sumatra et de Java » et négociées à Amsterdam et Rotterdam requiert « des connaissances spécifiques, beaucoup d’expérience et un grand savoir-faire ». 

Puisque cela n’était pas une mince affaire, notamment pour les « petits et moyens fabricants », « une petite demi-douzaine » d’intermédiaires se sont engouffrés dans la brèche et sont devenus « un maillon central entre fabricants et négociants ». Toutes domiciliées dans la région, ces cinq agences fondées entre 1886 et 1936 s’étaient manifestement spécialisées dans l’achat de tabac colonial.


La qualité de Sumatra plutôt que de la cochonnerie de Morat

Pour comprendre pourquoi les fabricants argoviens achetaient leur matière première dans les colonies, il faut savoir que la fabrication des cigares a un point commun avec celle du vin.

Dans les deux cas, les conditions climatiques et la nature du sol déterminent le goût du produit final. Comme pour le vin, le terroir est crucial pour les cigares ; et un fumeur averti saura reconnaître à l’aveugle la prove-nance du tabac qui a servi à sa fabrication. 

Bien que le tabac ait été cultivé en grande quantité depuis le début du XVIIIe siècle, notamment dans le canton de Vaud et dans le district de la Broie et du lac de la Gruyère (canton de Fribourg), les fabricants du « pays du cigare » ont dû se rendre à l’évidence : ce tabac de moindre qualité, traité dans le langage populaire de « co-chonnerie de Morat » ne se prêtait pas à la production de cigares supérieurs.

Et là encore, il semblerait que Samuel Weber ait été un précurseur. 

En apposant dès 1874 la mention « Fabriqués de Tabacs Supérieurs du Brésil » sur l’emballage de sa pre-mière marque de cigares, Rio Grande, l’entreprise Weber Söhne confirmait que le tabac provenant des outre-mer était signe de qualité.


Patumbah

Le tabac du Brésil et de l’île de Sumatra, en Indonésie, était très convoité par les fabricants suisses. Au-jourd’hui encore, les fumeuses et fumeurs de cigares helvétiques peuvent choisir entre ces deux catégories, qui correspondent à l’origine de la cape. 

S’il n’est pas possible de prouver quoi que ce soit avec les sources d’information actuelles, on suppose que l’excellente qualité de ce tabac brut n’est pas l’unique raison à cela : la plupart des Suisses vivant sous les tropiques au XIXe siècle se trouvaient en effet au Brésil et à Sumatra, et y cultivaient du tabac. 

C’est notamment le cas de Carl Fürchtegott Grob (1830-1893). 

Alors que je cherchais à décrypter les liens qui unissaient les fabricants de tabac argoviens et les colonies, j’ai reçu le dernier numéro de la revue Patrimoine suisse, dans lequel était contée l’histoire de Carl Fürchtegott Grob et de sa légendaire Villa Patumbah. 

En 1869, ce fils de boulanger de 39 ans originaire de Niederdorf (Zurich) émigra à Sumatra avec un ami alle-mand Hermann Näher, espérant faire fortune dans ce nouvel eldorado. Dans le sultanat Serdang, au nord-est de Sumatra, les deux hommes ont acheté plus de 25’000 hectares de forêt vierge ; ils en chassèrent ensuite les Bataks, un peuple autochtone, et défrichèrent l’ensemble pour y installer leurs plantations.

Ce faisant, ils participèrent à ce que l’historien Andreas Zangger a décrit dans sa thèse comme « le plus grand projet colonial d’agriculture tropicale au monde ». 

Sur leurs terres, ils employaient près de 2500 travailleurs journaliers et migrants originaires de Chine – les « coolies » – et de travailleurs venant de Java et d’Inde, dans des conditions proches de l’esclavage. 

En 1879, Grob rentra au pays en homme riche. Deux ans plus tard, à 51 ans, il épousa la sœur de sa belle-sœur Anna Dorothea Zundel, de 17 ans sa cadette, avec laquelle il eut deux filles. 

Grâce à la fortune amassée à Sumatra, il fit l’acquisition en 1883 d’une parcelle de 13’000 m2 dans le quartier de Riesbach à Zurich et s’y fit construire une somptueuse villa de style historicisme, au milieu d’un grand parc baigné de soleil. Il la baptisa Patumbah, ce qui signifie en langue locale « un lieu où l’on se sent bien ». 

Pour autant, Grob n’a pas eu l’occasion de se sentir bien à Patumbah pendant très longtemps. Il mourut en 1893, à 63 ans. Son épouse et leurs deux filles y restèrent encore 20 ans avant de déménager dans un appar-tement de trois pièces, l’entretien étant devenu trop coûteux. Elles léguèrent la villa au diaconat de Neumünster.

Restaurée à grands frais entre 2010 et 2013, Patumbah est aujourd’hui un musée et le siège de Patrimoine suisse.

 

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Des Suisses aux « frontières » des colonies

La plantation de Näher et de Grob était la plus grande des 59 plantations appartenant à des Suisses à Suma-tra. Puisque l’île comptait entre 150 et 200 plantations au total, Zangger en a conclu que la participation des Suisses à ce gigantesque projet colonial était disproportionnée.

Selon lui, ils étaient aussi très impliqués dans la création et le développement de la culture des plantations ; leur engagement était trop important pour être assimilé à une simple activité économique exercée à l’étranger dans le respect des lois et rapports de force locaux.

Les planteurs de tabac suisse ont joué un rôle prépondérant dans l’expansion de la domination coloniale. 

Ces pionniers n’ont pas seulement favorisé l’appropriation, par l’administration coloniale néerlandaise et par le grand capital, des terres aux « frontières » des territoires coloniaux ; ils ont aussi participé au développement du cadre légal de la culture des plantations et des structures sociales ayant cours dans les plantations.

Leurs exploitations étaient plus qu’une source d’argent facile. Elles étaient un réceptacle, ce sur quoi ils projetaient leur conception romantique de l’affirmation de soi masculine, comme c’est aussi le cas avec les producteurs de coton et les propriétaires d’esclaves dans les Etats du Sud des Etats-Unis.

 

Le puzzle prend forme

Peu à peu, le puzzle se reconstituait et un fil rouge semblait se dégager. 

Dès le milieu du XIXe siècle, un vent d’exotisme cubain a soufflé sur le Wynental et le Seetal. Les fabricants de textile cherchaient une stratégie de repli face à l’industrialisation galopante, auquel le tissage manuel ne pou-vait faire face. 

Le succès qu’ils ont connu dans une région bien éloignée de celle où était produit le tabac qu’ils utilisaient pour leurs cigares n’aurait pas été possible sans l’essor de la mondialisation au milieu du XIXe siècle. Grâce à elle, ils avaient accès à des matières premières originaires des pays du Sud et à de nouveaux marchés en Occident.

Le tabac d’outre-mer, qui venait d’Amérique centrale et du Nord, et de plus en plus souvent du Brésil et de Sumatra, était un facteur clé de la bonne fortune des fabricants de cigares.

Ils ont ainsi pris part au plus grand projet d’agriculture coloniale que le monde ait jamais connu. 
Leur quête acharnée des meilleures feuilles pour les capes de cigares n’explique probablement pas tout.

Cela tient aussi au fait que de l’autre côté de la chaîne d’approvisionnement, des émigrants suisses ont joué un rôle démesuré dans la mise sur pied de ce gigantesque projet de plantations à Sumatra. 

Parce qu’ils ont participé au colonialisme, les Suisses ont contribué, dans le sillage de la puissance coloniale néerlandaise, à la transformation profonde des structures sociales de l’Indonésie d’aujourd’hui. Et comme c’est souvent le cas, elle a aussi eu des répercussions sur notre société. 

 

Un cigare du Brésil ou de Sumatra pour accompagner une partie de jass

Par exemple, pour des générations d’ouvriers et de paysans suisses, déguster un cigare du Brésil ou de Su-matra après le travail ou lors d’une partie de jass était caractéristique de l’identité nationale.

Les produits du « pays du cigare » ont également marqué l’imaginaire collectif, en y laissant des images de paradis tropicaux et de leurs habitants.

Contrairement au chocolat suisse – qui s’est lui aussi développé dès le milieu du XIXe siècle, alors que le colonialisme européen atteignait son apogée et que la première vague de mondialisation permettait aux fabricants suisses de se procurer pour la toute première fois des matières premières des pays du Sud telles que le cacao et le tabac – les cigares ont été emballés et promus de sorte qu’il n’y ait aucun doute sur la noblesse des feuilles utilisées pour leur production. 

Des dessins de plants de tabac, de personnages aux allures exotiques et de propriétés coloniales ornaient les boîtes de cigares et les sachets. 

 

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Les vieux gréements et les avions modernes visaient à susciter l’envie de voyager et les noms évoquant l’aventure, comme « Lasso », « Bill » ou « Indiana », à catalyser une certaine forme de projection des con-sommateurs. 

 

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Beaucoup de suppositions et un grenier qui fait naître l’espoir

Voilà comment les choses semblent s’être déroulées. L’énigme a été résolue.

Evidemment, il s’agit en grande partie de suppositions ; et même si de nombreux indices semblent pointer dans cette direction, il est impossible de prouver quoi que ce soit. 

Car avec l’effondrement silencieux de cette industrie au « pays du cigare », de nombreuses sources ont dispa-ru et nul ne peut prédire si elles réapparaîtront un jour ou si elles sont perdues à jamais.

Mais le musée du tabac et du cigare à Menziken possède un grenier, qui fait germer l’espoir. 

De nombreuses questions restent sans réponse : par exemple, les flux monétaires et de marchandises trans-nationaux sont encore pour le moins opaques et les traces menant au Brésil s’évanouissent dans la pampa. 
Même le lien entre la participation de Suisses à la culture des plantations à Sumatra et l’utilisation de feuilles de Sumatra pour les capes de cigares vendus en Suisse n’est qu’une supposition.

Mais l’expérience a montré que même pendant une pandémie et lorsque les archives sont vides ou fermées, cela vaut la peine de continuer de chercher. 

L’histoire a un épilogue : une fois mon mémoire terminé, j’ai eu l’occasion d’écrire un article à ce sujet dans le magazine NZZ Geschichte. Peu de temps après sa publication, un descendant du pionnier argovien Samuel Weber m’a contacté. 

Et figurez-vous qu’il a une archive privée…

 

Ressources complémentaires



Flückiger Jürg, Stumpenland, in: NZZ Geschichte, no 38 (février 2022), p. 54-66.Merz Susi (Ed.), Tabago – Tabak- und Zigarrenmuseum aargauSüd, Menziken 2002.

Steigmeier Andreas, Blauer Dunst: Zigarren aus der Schweiz gestern und heute, Baden 2002.
Zangger Andreas, Koloniale Schweiz: ein Stück Globalgeschichte zwischen Europa und Südostasien 
(1860-1930), Bielefeld 2011.

Musée du tabac et du cigaree Aargau Süd Gütschstrasse 6, 5737 Menziken, 
(Heures d’ouverture très limitées)

 

 

 

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